« Cette question de savoir si le travail social et médico-social s’effectue sur l’individu handicapé (« travail sur autrui » de François Dubet) ou avec lui (« travail sur autrui » d’Isabelle Astier) me semble être malgré tout une question fondamentale. Quelle est la place de la personne handicapée dans le réseau de professionnels ? »
Hugo DUPONT (intervention mardi 22 novembre) a répondu aux deux questions posées par Pratiques Sociales :
1 – En quoi la problématique de ces Journées d’Etude et de Formation vous semble-t-elle représenter un enjeu contemporain ?
2- Quelles thèses, arguments ou questions comptez-vous développer lors de votre intervention ?
Si, comme le laisse entendre le vocable désormais admis et répandu de « situation de handicap », c’est l’environnement qui est inadapté à l’individu reconnu handicapé et non l’inverse, alors l’ergonomisation du monde, pour le dire comme Alain Blanc, et la compensation, non pas d’une situation de handicap, mais alors d’une injustice propre à une situation individuelle de désavantage social, devraient être les seuls horizons envisagés. Dans ce cadre, l’objectif de toutes politiques publiques et de toutes lois qui concernent le handicap ne devrait-il pas être la disparition, le bannissement du dit handicap de nos sociétés ?
Cet objectif prenant corps dans certains textes internationaux et à travers des concepts comme celui d’inclusion, reste, à bien des égards, une fiction dans les représentations et les pratiques quotidiennes. Au contraire, nous continuons de faire du handicap une catégorie administrative qui désigne ceux à qui notre société, et à travers elle nos représentations, n’accordent pas, de fait, la possibilité d’être des concitoyens comme les autres. Au contraire, nous continuons à donner sens à des nosographies qui permettent aux personnes ainsi désignées par un processus censé garantir l’objectivité de l’évaluation de leur situation personnelle, d’accéder à des droits particuliers qui leurs sont réservés, transformant des privilèges (des droits particuliers, réservés à une partie définie de la population) en compensation. Au contraire, nous continuons à leur dédier des lieux, des places particulières réservés et éloignés du monde commun. Au contraire, nous continuons à les laisser sur le seuil de notre monde, dans une position de liminalité indépassable, ni tout à fait dehors, ni tout à fait dedans. Nous ne savons pas faire autrement. Que l’on travaille pour ou avec eux, nous ne savons pas faire autrement.
Cependant cette question de savoir si le travail social et médico-social s’effectue sur l’individu handicapé (« travail sur autrui » de François Dubet) ou avec lui (« travail sur autrui » d’Isabelle Astier) me semble être malgré tout une question fondamentale. Quelle est la place de la personne handicapée dans le réseau de professionnels ? Est-elle soumise au savoir théorique et expérientiel des professionnels ou peut-elle en être actrice ? L’accès aux ressources, compétences et opportunités mises à la disposition des personnes accompagnées par des dispositifs quels qu’ils soient est-il « conditionné par l’acceptation de se conformer aux injonctions de l’institution pourvoyeuse de prestations » (Bonvin et Rosenstein, 2015, p. 29) ? Ou au contraire peuvent-elles « s’inscrire dans les cadres sociaux auxquels elles adhèrent légitimement, […en étant] en mesure d’exprimer leurs désirs et de négocier, contester, voire co-construire ces cadres [… ou en étant] en mesure de les refuser ou de s’y soustraire à un coût supportable » (Bonvin et Rosenstein, 2015, pp. 44 et 45) ? Sont-elles parties prenantes du modus operandi des dispositifs au même titre que les professionnels qui les accompagnent ?
Mais, précisément parce que l’accompagnement devient de plus en plus individualisé, adapté à la situation sociale et non plus seulement médicale de la personne, doit-on continuer à considérer la situation de la personne handicapée différemment de celle de la personne en difficulté sociale en lui réservant des droits et des dispositifs particuliers ? N’est-elle pas, plus simplement, victime d’une injustice sociale qui la met en situation de handicap comme le sont les chômeurs de longue durée qui eux aussi sont privés d’une participation pleine et entière à la société ? La différence qui est faite aujourd’hui est-elle pertinente et doit-elle persister ? Cela nécessiterait que l’on ne considère plus le handicap comme un désavantage dû à une atteinte corporelle ou psychique s’inscrivant dans une fatalité, dans un manque de chance, mais comme une injustice sociale qui n’a d’autres causes que les concepts organisateurs de notre société dont certains persistent depuis le moyen-âge (pur/impur, normalité/anormalité, normal/pathologique).
Voilà les enjeux que me semblent soulever la question de savoir ce que veut dire « handicap » dans nos sociétés contemporaines. Ma réflexion prend racine dans l’étude que j’ai faite et dont je vais discuter avec vous certains résultats au sujet d’enfants, d’adolescents et de jeunes adultes orientés en institution spécialisé (l’Itep) et pour qui la question de savoir s’ils sont « handicapés » se pose à la fois d’un point de vue conceptuel et d’un point de vue pratique, que ce soit par les professionnels, par les parents ou par les jeunes eux-mêmes. Sont-ils handicapés ? De quel handicap parle-t-on ? Quelles implications sociales provoque leur reconnaissance en tant que personnes handicapées ? Quel usage social est fait de cette reconnaissance ?
Eléments biographiques et bibliographiques
Maitre de conférences en sociologie à l’université de Poitiers. Enseignant à l’Ecole supérieure du professorat et de l’éducation (Espe) de l’académie de Poitiers et est membre du Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines (Gresco-EA3815).
Ni fou ni gogol, orientation et vie en ITEP, PUG, 2016, collection Handicap-Vieillissement-Société (s’intéresse à la façon dont sont orientés et accompagnés les enfants, adolescents et jeunes adultes présentant des troubles du comportement et pris en charge en Institut thérapeutique, éducatif et pédagogique).