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You are currently viewing L’idéologie et l’inconscient font nœud…dans le cancer d’un dépressif.

*Mars, Fritz Zorn, ed. Gallimard, Allemagne, 1979 – réédité en 2023 avec une préface de Philippe Lançon

“Je suis jeune, riche et cultivé ; et je suis malheureux, névrosé et seul. Je suis issu d’une des toutes meilleures familles de la rive droite du lac de Zurich, qu’on nomme aussi la Rive dorée. J’ai reçu une éducation bourgeoise et me suis montré sage toute ma vie. Ma famille est passablement dégénérée, aussi suis-je sans doute affligé de lourdes tares héréditaires et détérioré par mon milieu. Bien entendu, j’ai aussi le cancer, ce qui découle logiquement de ce que je viens de dire.”*

C’est sur ces quelques mots que débute Mars, dont l’auteur sera emporté quelques semaines après la rédaction du manuscrit, le jour où un éditeur lui donna son accord pour la publication de l’ouvrage. Pages après pages, Fritz Zorn nous embarque dans les moindres recoins de sa dépression, pour tenter d’y dénicher les logiques, d’en pointer les mécanismes, d’interroger autant que possible les héritages multiples et les diverses causes de son état. En effet, le cancer qui s’abat sur le jeune homme d’une trentaine d’année sera lu par lui comme la résultante d’une multitude de facteurs noués dans son existence.

Fritz Zorn est une véritable incarnation de ce qu’il convient d’appeler la dépression. Il en présente tous les symptômes au point d’en avoir fait un signifiant identificatoire – il est la dépression. Jusqu’à ce que sa tumeur cancéreuse (ses “larmes ravalées”), qu’il va jusqu’à considérer comme “la meilleure idée qu’il ait jamais eue”, le conduise vers une volonté d’introspection, un désir de comprendre, la production d’analyses de ce qu’ont été son éducation, sa sexualité, son milieu, ses angoisses, sa classe, ses peurs, son parcours, son travail, ses tourments…

L’omniprésence de son vécu dépressif névrotique aurait pu être de nature à nous faire craindre un surinvestissement d’explications liées à des ressorts psychologiques, qui logerait les souffrances du corps dans le berceau de ses tumultes psychiques. C’est à une tout autre exploration que nous invite ce livre, à cet égard passionnant !

L’auteur s’acharne, avec violence et tendresse, lucidité et envolées mystiques, mais toujours dans le souci de la complexité et surtout en évitant l’écueil de la cause originelle, à comprendre. Comprendre sa souffrance, comprendre ce qui risque fort de causer sa mort, comprendre comme ultime tentative pour en réchapper et/ou tenter d’y percevoir un sens.

Le syntagme forgé par Saül Karsz, à travers une exploration croisée des concepts de Louis Althusser et Jacques Lacan, l’idéologie et l’inconscient font nœud, trouve dans cet ouvrage, me semble-t-il, une touchante illustration. Zorn n’a aucunement l’ambition de rigueur théorique d’un traité de philosophie, mais par ses tentatives, il articule avec méticulosité, détails de la vie quotidienne à l’appui, les composantes de l’idéologie bourgeoise des années 1970, incarnées par ses parents notamment, les symptômes supposés de ces derniers, et les multiples troubles qui l’agitent.

“Je ne m’attarderai pas ici sur la question de savoir si, élevé par d’autres parents tout en restant le même enfant, j’aurais pu connaître un destin plus heureux, ou si, élevé par les mêmes parents mais doté d’un tout autre caractère que le mien, je me serais mieux épanoui […] ; une seule chose est certaine : ayant été, au sein de la classe sociale où j’ai grandi, l’enfant que j’ai été, avec le caractère qui est le mien, les parents qui étaient les miens, je ne suis pas devenu un homme heureux, mais névrosé et atteint d’un cancer. […] Il ne s’agissait pas tant de se demander où était la faute et où se situait l’origine de tout le mal que d’affronter les conséquences de celui-ci.*”– prometteur point de départ pour un travail psychothérapique et/ou politique : le monde tel qu’il est et comment y (sur)vivre, plutôt que le monde tel qu’il aurait dû être.

Si l’auteur, notamment dans la dernière partie du livre, plus mystique, n’évite pas quelques tentatives d’explication définitive, complète (l’arrivée progressive et palpable de la mort ?), hasardons-nous à voir dans la citation ci-dessus une perspective matérialiste de sa propre souffrance. Dont les ressorts se logent sur la terre ferme des idéologies incarnées par lui-même et les siens, et contre laquelle il entend opposer une résistance – par l’écriture notamment – elle aussi bien concrète, palpable.

Dans les articulations complexes entre des ressorts à dominante idéologique et ceux davantage liés aux turpitudes de son psychisme, l’auteur indique de manière claire qu’il accorde aux premiers un rôle prépondérant, déterminant – mais pas déterministe ni fataliste. Il fut une production singulière de son milieu et de son époque, mais aussi une production qu’il a lui-même contribué à produire et qu’il entend usiner jusqu’à son dernier souffle.

L’une des clefs de lecture possible, justement pointée dans la préface de Philippe Lançon, pourrait se loger dans le choix, quasi prophétique, du pseudonyme de l’auteur : qui changea son nom de naissance Angst (angoisse) pour Zorn (colère) –  tout un programme !

Sébastien Bertho – janvier 2O24

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