You are currently viewing L’essai porté par l’imagination

Virginia Woolf, Essais choisis, traduction nouvelle et édition de Catherine Bernard, Gallimard, Folio classique, 2015, 533 p.

Lorsque les œuvres complètes de fiction de Virginia Woolf sont publiées dans la Bibliothèque de La Pléiade sous la direction de Jacques Aubert, spécialiste de Joyce, l’écrivaine Virginie Despentes déplore, dans les colonnes du journal Le Monde[1] daté du 12 avril 2012, que Jacques Aubert ait dû ramener à deux tomes la publication en Pléiade sans intégrer les essais. Cinq cents recensions, critiques et essais auxquelles il faut ajouter les textes inédits publiés par Léonard Woolf, mari de l’écrivaine, à titre posthume. C’est que l’essai comme la nouvelle se lisent moins bien en France, même et surtout en Pléiade.

Une contre-histoire littéraire

Virginia Woolf s’est astreinte à des tâches de journaliste pendant vingt ans, publiant des articles dans le Guardian, le supplément littéraire du Times et la revue Nation & Athenaeum. « Une grande partie de mon savoir-faire, je le dois au fait d’avoir écrit pour le Times Literay Supplement ; comment resserrer, comment animer, et c’est aussi ce qui m’a conduite à lire, plume et cahier en main, avec sérieux », écrit-elle dans son Journal (tome V). « Ecrire la vie » fut sa devise et son programme, selon J. Aubert.

Le choix opéré par le même éditeur Gallimard dans une collection grand public (Folio) propose d’abord des notices de lectures des grands écrivains : Michel de Montaigne, Madame de Sévigné, Jane Austen, Daniel Defoe, Joseph Conrad, Henry James notamment. Il s’agit plutôt d’une contre-histoire littéraire qu’une lecture conventionnelle de ces classiques. N’oublions pas que Sir Leslie Stephen, le père de V. Woolf a été un grand biographe et rédacteur en chef du Dictionary of National Biography.  A propos de l’amour de Madame de Sévigné pour sa fille, Virginia Woolf écrit : « Elle l’aime de l’amour d’un vieux barbon pour une maîtresse qui le tourmente. Cette passion avait quelque chose de morbide et de bizarre (…). Car il était, pour sa fille, épuisant, embarrassant d’être l’objet de sentiments aussi intenses ». Avec l’écriture de Jane Austen, elle pénètre dans le processus de création et le suit sans lâcher son lecteur : « Nos sens sont immédiatement en alerte ; nous sommes envahis pas cette sensation d’intensité qu’elle est la seule à pouvoir susciter. Mais de quoi cette impression est-elle faite ? ». Le mystère persistant de la littérature de Conrad viendrait de ses origines polonaises ; il parlait l’anglais avec un fort accent étranger, était si doué et s’imposait une telle discipline qu’il ne pouvait pas user de sa plume de manière gauche ni banale. Selon V. Woolf, s’instruire et lire n’ont rien en commun et le lecteur doit beaucoup aux mauvais livres, à ceux de ses contemporains qui ne sont pas encore des classiques parfaitement achevés. Elle reconnait que la plupart des écrivains resteront anonymes, qu’il s’agit d’un effort d’édification collectif d’où émergent seulement quelques noms. Avec l’irruption de Joyce, V. Woolf pense que le rôle du romancier consiste dorénavant à « enregistrer précisément les atomes qui ruissellent sur notre conscience, il nous faut restituer le motif, tout disloqué et incohérent qu’il semble, que chaque image ou incident imprime sur notre conscience ». Si la seconde guerre mondiale ne l’avait pas fauchée dans son élan, V. Woolf aurait publié une ambitieuse histoire de la littérature anglaise depuis Shakespeare, qu’elle a commencé à écrire.

Des expériences et l’écriture

Mais c’est dans le lien entre l’expérience et l’écriture que l’écrivain apparait dans sa singularité, celle que l’on perçoit si fortement à la lecture de ses romans. Une « promenade nocturne » datant de 1905 permet à chacun de prendre conscience de sa capacité de résister à l’obscurité pressante. L’éclipse totale de soleil du 29 juin 1927 fournit l’occasion d’« une relation désincarnée de quelques heures avec le ciel » relatée dans « Le soleil et le poisson ». Une foule s’y presse, nous sommes au nord du Yorkshire : « nous avions renoncé aux petits insignes et marques de notre individualité. Nous nous étirions, simples ombres chinoises se détachant sur le ciel telles des statues dressées en évidence sur la crête du monde. » La référence aux statues de Stonehenge vient immédiatement à l’esprit. Chacun suit avec appréhension la lente réduction du soleil qui sombre, totalement occulté pendant vingt-quatre secondes angoissantes, un laps de temps décliné sur deux pages pour dire les couleurs qui se retirent de la lande. « Elle était devenue blafarde, d’un gris pourpre ; mais soudain on comprit que quelque chose d’autre allait se passer ; quelque chose d’imprévisible, de terrifiant, d’inévitable. (…) C’était la fin. Le sang et la chair du monde n’étaient plus, ne restait que son squelette. Il était là, sous nos pieds, friable ; marron, mort, desséché. »

Le lecteur qui ne l’a pas compris jusque-là comprend lui aussi qu’il se passe quelque chose d’autre dans le récit que la simple narration d’un moment de voyage. Après l’avènement de la mort sur terre, c’est le renouveau et la renaissance : « Toutes les convalescences et tous les moments de répit que nous avions pu connaître semblaient ne faire qu’un. » Une femme qui a l’expérience de graves périodes de dépression s’exprime, ne pouvant « oublier que la terre sur laquelle nous nous tenions est faite de couleurs ; que les couleurs peuvent s’éteindre ; que nous nous tenons alors sur une feuille morte ; et que nous qui arpentions à nouveau la terre sans crainte l’avions vue morte. » Vers la fin du récit surgit l’évocation des poissons qui offrent les plus belles chorégraphies au monde, qui sont tout dans leur forme, jusqu’à la conclusion : « Plus de soin a été apporté à une demi-douzaine de poissons qu’à toutes les catégories de l’espèce humaine. » L’humour de V. Woolf alterne avec les accents tragiques de sa confession. Nous savons, depuis Mrs Dalloway, que lorsque l’héroïne approche dans ses déambulations un étal de poissons sur un marché, la description prend un tour si inattendu que forcément, se dit le lecteur, il se dit là autre chose que je vais tenter d’entendre. L’expérience de l’éclipse a « révélé un monde mort et un poisson immortel. » Voilà de quoi il retourne dans cette étrange évocation des poissons à la fin d’un récit pourtant à mille lieues de la faune aquatique.

Comment écrire

Avec le récit intitulé « Par les rues : aventure londonienne », V. Woolf prend son lecteur par la main pour qu’il participe à l’écriture d’une nouvelle. Au prétexte de sortir acheter un crayon de papier, la narratrice part se promener dans Londres entre le thé et le dîner, une heure qu’elle affectionne particulièrement en hiver. L’un des objets qui l’entourent lui rappelle une autre sortie dans une boutique où une vieille femme la supplia d’emporter une coupelle de porcelaine bleue et blanc. Tel autre objet dans sa chambre évoque l’Italie, la tache sur le tapis rappelle la visite d’un personnage important mais tout cela est laissé derrière soi en franchissant la porte. Le lecteur est à la troisième page du récit d’une promenade et n’a pas encore franchi le seuil de la maison. L’écrivaine veut lui montrer combien il faut être patient, ne rien laisser en reste dans ce qui l’entoure mais l’évoquer dans les moindres détails, les plus parlants. Une fois dehors, l’œil glisse à la surface des choses, submergé par les couleurs, les lumières et les trésors enfouis. Les rues de Londres, ses squares, les scènes aperçues derrière les fenêtres éclairées et les omnibus retiennent l’œil. Rassasiée par tant de beauté, la narratrice s’arrête chez un chausseur où une femme naine, tant qu’elle a le pied posé sur le repose-pied, se comporte comme n’importe quelle femme mais dès qu’elle reprend contact avec le sol redevient une naine. Par contamination, tous les êtres croisés dans la rue semblent contrefaits, déformés, la femme naine ayant déclenché un ballet claudiquant. Et l’écrivaine de poursuivre ses investigations dans les anfractuosités d’un monde meurtri d’estropiés, qu’elle cherche à localiser dans la ville. Une ample vision imaginaire s’ensuit, savoureuse, éclatante de virtuosité. L’œil continue sa course chez l’antiquaire qui permettra de meubler la maison ; mais la maison pleine, qu’en faire ? Il est deux heures du matin en plein jour, l’esprit de la narratrice se perd sur un balcon en juin, dans les jardins assoupis et les salons animés de Mayfair. Le prétexte de sa sortie lui revient en mémoire, le crayon… Elle revient sur le Strand à six heures un soir d’hiver et questionne l’immense pouvoir humain d’inventer des mondes. « Notre être véritable est-il celui qui se tient sur le trottoir hivernal, ou celui qui se tient sur ce balcon, un mois de juin ? » Enfin le récit approche des librairies d’occasion, halte obligée : une page sur la femme du libraire, une page sur les livres et notamment sur un vieux livre de récits de voyages qui, s’il ne vaut qu’un shilling, est un trésor pour sa lectrice. La vie pauvre d’un poète, le goût constant des Anglais pour les eaux aventureuses du voyage occupent encore deux pages puis on se retrouve dans la rue où l’oreille capte des bribes de conversation. « On glane un mot en passant et invente au hasard toute une vie à partir de quelques bribes. » : la méthode de l’écrivaine est exposée là, au cœur du récit. La vie du personnage évoqué en une phrase est bien entendu exposée, disséquée, plus vraie que nature. Puis revient l’injonction tyrannique d’acheter un crayon, avec quelques mots sur ce tyran familier qui empêche de jouir du moment présent. Mais le crayon peut attendre lorsque l’on approche la Tamise et le promeneur penché sur le bastingage. Suivons-le. C’est l’occasion d’une réflexion sur le temps. Qui étions-nous il y a six mois en passant au même endroit ? Il se fait tard et il faut à cette heure entrer dans la boutique inconnue du papetier, encore une nouvelle aventure, où une dispute vient d’avoir lieu entre le vieil homme et sa femme. Finalement, c’est elle qui saura trouver le crayon recherché. La dispute est oubliée. Les êtres rencontrés pendant la promenade défilent en esprit, le dessein de l’écrivaine peut se préciser. « On pouvait entrer un peu dans chacune de ces vies, assez profondément pour avoir l’illusion que nous ne sommes pas enchaînés à un esprit unique, mais que nous pouvons pour quelques brèves minutes endosser l’apparence et l’esprit d’autres êtres. » Au moment de rentrer chez elle, la narratrice se compare à une phalène qui se cogne à la lumière inaccessible de réverbères, une autre image récurrente chez V. Woolf dont certains récits seront rassemblés sous le titre La Mort de la phalène.

Ecrire pour son temps

Deux textes, « Des professions pour les femmes » et « Souvenirs d’une coopérative d’ouvrières » donnent un aperçu des conférences que donna V. Woolf dans les années 30 devant la London and National Society for Women’s Service, une organisation qui militait pour les droits des femmes, en particulier dans le domaine économique. L’accès au monde du travail constituait une des revendications clé de cette organisation. V. Woolf fut invitée par ailleurs à rédiger l’introduction du volume de témoignages envoyés par des membres de la coopérative d’ouvrières. Elle y adopte le stratagème de la lettre comme dans l’autre grand essai sur la question des femmes, Trois guinées. Selon l’écrivaine, il est nécessaire d’interroger constamment et de réexaminer le but poursuivi par les femmes dans leurs batailles. Elle n’élude pas la confrontation de son milieu bourgeois, intellectuel avec l’expérience des femmes auxquelles elle s’adressait, dont elle ne savait rien. En s’imprégnant des fragments autobiographiques qu’elle a lus, V. Woolf a pu témoigner de son propre travail d’écrivain, de la façon dont elle s’est battue au sein de son milieu pour accéder à une culture et une éducation qui n’étaient offertes qu’aux hommes de la famille. Elle n’a pas pu aller à Cambridge mais son père lui a ouvert toute sa bibliothèque.

Et vint la guerre

Le dernier essai du recueil, « Considérations sur la paix en temps de guerre » a été écrit à la fin de l’été 1940, alors que les Woolf séjournaient dans leur maison de campagne de Rodmell, sur la côte sud de l’Angleterre. « Les Allemands ont survolé la maison ces deux dernières nuits », ainsi commence le récit, des plus étranges, car la voix de V. Woolf semble se confondre par moments avec l’une de ces voix qui la hantaient pendant ses hallucinations, lors de nombreuses crises. Le bourdonnement des avions –déjà connu lors de la première guerre mondiale- est assimilé à l’approche d’un frelon dont la piqûre peut vous coûter la vie. La seule manière de combattre pour une femme, c’est de combattre par l’esprit. « Ainsi le frelon que nous entendons dans le ciel réveille un autre frelon, cette fois dans notre esprit. » La narratrice rapproche ce bruit d’une phrase lue dans le Times, attribuée à Nancy Astor, la première femme à siéger à la Chambre des Communes : « C’est l’hitlérisme inconscient régnant dans le cœur des hommes qui entrave les femmes les plus capables ». Cet « hitlérisme inconscient » serait fait du « désir de faire de l’autre un esclave », des femmes esclaves –de leur corps, de la mode- qui de l’autre veulent faire un esclave. Le lecteur n’attendait pas un tel argument sous les avions ennemis… La question du désarmement vient plus à propos. Suspendre l’instinct maternel, trouver d’autres possibilités d’exprimer sa créativité, tout faire pour garantir les conditions de la paix : la narratrice malmène ses pistes de réflexion, sans prendre le temps de les explorer, alors que « Le son de scie n’a cessé de s’installer au-dessus de nos têtes. » Alors qu’une bombe risque de tomber, que les secondes s’égrènent, « nous n’avons éprouvé qu’une terreur pure. » Les réflexions jetées sur le papier sont envoyées à ceux qui sont encore debout, en Amérique, « aux hommes et aux femmes dont le sommeil n’a pas encore été brisé par le feu des mitrailleuses, dans l’espoir qu’ils y réfléchiront avec indulgence, pour peut-être leur donner une forme qui se révèlera heureusement utile. » Un envoi testamentaire, quelques mois avant le suicide de l’écrivaine ?

Il a fallu attendre 1986 à 2011 pour que paraissent les six volumes de critiques littéraires et essais, Collected Essays et Moments of Being, écrits par Virginia Woolf. Elle ne serait pas devenue la lectrice experte qu’elle était sans les lectures protéiformes qu’elle a menées toute sa vie, biographies, essais littéraires, romans, nouvelles. Sans cesse, écrit Catherine Bernard, son éditrice et traductrice, elle remet le travail d’évaluation sur le métier, reprenant ses essais, les remaniant, les bouleversant parfois en profondeur, au gré des publications successives, en fonction des lectorats et des circonstances. V. Woolf a ciselé sa réflexion en équilibrant fiction et méditation, dans un lent travail de gestation, de rumination dans un dialogue incessant avec les écrivains de son temps et avec ses lecteurs.

[1] https://www.lemonde.fr/livres/article/2012/04/12/virginia-woolf-le-souffle-vif_1684134_3260.html

Brigitte Riera – février 2021

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.