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La protection de l’enfance pose aujourd’hui toutes sortes d’interrogations, en termes professionnels, éthiques, économiques, et bien entendu politiques. C’est pourquoi elle est représentative de l’ensemble du travail social contemporain, à la fois de ses difficultés et impasses, et également de ses atouts, de ses perspectives d’avenir. Traiter de la protection de l’enfance peut alors aider à éclaircir des enjeux stratégiques de toutes les modalités d’intervention sociale et médico-sociale. A condition de s’entendre sur le genre de traitement qu’il convient de déployer. Les butées ne manquent pas. Une première butée ce sont les discours gestionnaires qui confondent la légitime nécessité de procédures de gestion avec ces procédures érigées en finalité nécessaire et suffisante du travail social. Lamentable confusion entre objectifs et moyens ! Je ne m’attarderai pas ici sur le rôle parfaitement contre-productif de cette façon de penser, ou plutôt de ne pas penser ; probablement elle relève de ce qu’en psychiatrie on appellerait « le délire gestionnaire ». Il faut sans aucun doute critiquer ce genre de postures, c’est-à-dire l’analyser de près, et tenter de dépasser les pratiques d’intimidation qu’il comporte. Mais à quel prix ? Eclate alors la deuxième butée. Car trop souvent on lui oppose une critique rêveuse, des protestations plus agitées qu’argumentées, passablement moralisatrices. Doléances en boucle, asthénie devant les difficultés actuelles comme si, jadis, le monde allait de soi, jérémiades nostalgiques d’un paradis d’autant plus perdu qu’en réalité il n’a jamais existé. Il est à craindre que ce positionnement pré-dialectique ne joue un rôle parfaitement démobilisateur, et laisse le champ libre à cela même qu’il dit combattre.

Les enjeux actuels exigent d’autres engagements, d’autres manières de dire et de faire : dans l’intérêt du service dû aux usagers et, gain nullement superflu, pour favoriser le (ré) investissement par les professionnels d’un travail plus nécessaire que jamais[1].

Trois thématiques transversales permettent d’esquisser quelques pistes. A propos de l’enfance, tout d’abord, il faut interroger certaines représentations que les adultes aiment à colporter à propos de l’innocence et de la fragilité des enfants et dont ceux-ci seraient les dépositaires uniques et exclusifs. Véritable illusion projective ! Certes, on ne prétendra pas que les enfants sont suréquipés pour affronter le monde tel qu’il va et pour survivre sans dommage dans certaines familles dans lesquelles ils sont convoqués à naître. Autre chose mérite aujourd’hui attention : au temps de l’internet et de la TV de masse, la divine innocence des enfants est ce que le contrôle parental s’escrime à cultiver, avec des succès fort mitigés au demeurant. Car, dans tous les cas de figure, les enfants disposent toujours de ressources diverses et variées, ils développent des stratégies défensives, sinon offensives, jusque parfois mettre en échec les meilleures intentions des équipes éducatives. D’ailleurs, une longue expérience en « supervision d’équipes » confirme que faiblesses et souffrances ne logent pas forcément là où on les situe d’habitude… Bref, de telles représentations qui empêchent de voir les enfants réels, majorent les difficultés de la pratique et rendent démesurée la tâche des professionnels.

Une deuxième thématique transversale est celle de la famille. Le questionnement porte ici sur les difficultés dans les rapports parents – enfants. Difficultés réelles, parfois tragiques, leur réalité est indubitable. Reste cependant à savoir pourquoi ces difficultés font l’objet d’un véritable engouement, jusqu’à mobiliser des experts et des institutions de toutes sortes, y compris des orientations politiques… Et pourquoi on présuppose que les familles devraient, par définition, par essence, ne pas connaître des conflits et des dysfonctionnements. Questions ouvertes, elles nous apprennent que les familles, même en difficulté, ne sont pas seules en cause. C’est pourquoi il convient d’interroger l’hypothèse de la démission parentale, de la pseudo démission parentale, construction curieuse montée sur le présupposé que les parents auraient des missions (octroyées par qui ?) et non des expériences, des avancées et des stagnations, avec lesquelles ils essayent de se dépatouiller comme ils le peuvent et-ou comme leurs conditions de vie le leur permettent. Pas question de justifier n’importe quel comportement des parents et-ou des enfants. Il s’agit d’essayer de comprendre ce qui leur arrive, en évitant les jugements moraux dont on sait qu’ils se trouvent – ou devraient se trouver – aux antipodes du travail social et médico-social.

L’école, enfin, est la troisième et dernière thématique transversale évoquée lors de cette intervention. Deux traits majeurs caractérisent le fonctionnement de l’école : espace de savoir, d’enseignement, d’ouverture au vaste monde, en même temps que dispositif sélectif, de disqualification des savoirs non-conformes aux doctrines officielles et de tris implacables des élèves. Or, ces deux caractéristiques fonctionnent en simultanée ! Elles sont, certes, contradictoires, – mais la contradiction constitue un trait majeur de l’appareil scolaire contemporain. Il faut en tenir compte, entre autres pour comprendre un certain désarroi des enseignants : plus ceux-ci accentuent la première caractéristique et méconnaissent, voire ignorent la seconde, et plus leur tâche leur paraît ingrate, sinon impossible. En tenir compte, également, pour comprendre que l’échec scolaire est aujourd’hui beaucoup trop massif pour l’expliquer par la seule démotivation des élèves : il y a quelque chose dans les fonctionnements scolaires objectifs qu’il faudra bien éclaircir…

Après ce bref parcours, la nécessité d’une clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale et médico-sociale est posée. Transdisciplinaire, en ce sens que la dimension subjective reste bien incontournable, indispensable ; c’est ce que les différentes écoles psy travaillent, chacune à sa manière, la psychanalyse étant pour moi la plus intéressante. Mais cette dimension et cette approche restent largement et radicalement insuffisantes : la prise en compte des dimensions économiques, culturelles, de genre, etc., s’impose – aujourd’hui plus que jamais – d’une manière aussi incontournable que la dimension subjective. Nullement des simples contextes extérieurs aux individus et aux groupes, mais des paramètres intimes de la vie des uns et des autres, ce qui les fait vivre, jouir, souffrir, et enfin mourir. Car les usagers du travail social n’ont pas que des problèmes psy, même s’ils sont suivis pour cela. De même, les interventions sociales ne sont, ne peuvent pas être idéologiquement neutres, les compétences professionnelles des travailleurs sociaux étant bien des compétences socioprofessionnelles, idéologiquement et politiquement chargées. Ceci n’a rien de rédhibitoire, sauf si on s’imagine en état de lévitation sociale ! C’est ce que la clinique transdisciplinaire de l’intervention sociale et médico-sociale, à ne pas confondre avec l’analyse des praticiens, propose d’explorer.

[1] « La philosophie dans la formation des travailleurs sociaux », conférence de Saül Karsz (version CD gratuite à commander à www.pratiques-sociales.fr)

Saül Karsz – Août 2010

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