Données :
Monsieur X appelle la plateforme téléphonique d’aide aux aidants pour évoquer la situation qu’il vit avec son épouse atteinte d’une maladie neurodégénérative. Son état s’aggrave et compromet la vie à domicile. Il ne s’imagine pas être séparé de celle avec laquelle il vit depuis de nombreuses années. Il raconte. Il développe sa pensée. Il déplie et déploie ce qui fait son quotidien. L’inquiétude le dispute à la culpabilité. Fait-il assez ? Fait-il bien ? Fait-il juste ? Il connait fort bien les caractéristiques de la maladie, ses conséquences, ses assauts. Il est médecin. Son discours est subtil, profond, éclairé. Il sait ce qu’il doit faire avec sa compagne : l’accompagner vers un établissement d’accueil qui pourra lui procurer ce dont elle a besoin sur le plan médical. Mais il peine à l’accepter tout en sachant qu’il devra s’y résoudre.
La psychologue au bout du fil l’écoute. Elle entend ce qui se dit sans toujours comprendre le fil de la pensée de l’appelant. Elle est le destinataire explicite de ses ressentis et de ses réflexions. Le destinataire implicite est l’appelant lui-même qui tente de mettre en ordre et en perspective ce qui fait débat et dilemme pour lui, une question d’ordre éthique. La psychologue soutient les efforts de l’appelant à mettre au travail les affects et les pensées qui le traversent. Elle est largement moins outillée que lui sur la connaissance de la pathologie et de ses incidences. Elle encourage le discours et le laisse se dérouler en ponctuant quelques avancées dont il la fait témoin. Il la remercie et dit se sentir mieux en fin d’échange.
Eléments d’analyse :
Selon le Larousse, une plateforme est « une étendue de terrain relativement plane située en hauteur par rapport au terrain environnant ». C’est sur ce socle, prétendument stable et sans aspérités, que les appelants déposent leurs difficultés, soumettent des questions en attente de réponses, glanent des pistes pour assumer au mieux leur place d’aidant. Ils ne savent pas à qui ils s’adressent mais imaginent pouvoir trouver au bout du fil quelqu’un qui sait, un « sujet supposé savoir », un écoutant pouvant comprendre ce qu’ils vivent et ayant des connaissances et des ressources qu’ils n’ont pas.
De son côté, l’écoutant essaie de répondre à ces attentes, il est tenté de prendre une position de sachant, de guide et d’éclaireur. Il identifie une inquiétude sinon une souffrance qu’il projette d’alléger. Il sait bien sûr des choses que l’appelant ignore mais en méconnait également beaucoup d’autres, à commencer par ses propres manques et excès.
Le savoir attribué à l’écoutant est sans doute une illusion nécessaire pour que le contact se fasse et nourrisse les positionnements réciproques, pour que l’appelant puisse dé-couvrir ce qui fait nœud dans son histoire et pour que l’écoutant investisse la place – plus ou moins imaginaire – de celui qui va y comprendre quelque chose.
Rien cependant ne garantit que le savoir est là où on l’attend ni ne revêt les caractéristiques qu’on lui présuppose. L’appelant dit à la fois un peu plus et un peu moins que ce qu’il exprime ; les mots dépassent sa pensée et escamotent aussi ce qu’il n’arrive pas à (se) dire : sa culpabilité, sa jouissance, son désir. L’écoutant de son côté n’entend pas ni ne dit ce qu’il veut comme il le souhaite ; ses silences, le ton de sa voix et les mots qu’il choisit trahissent tour à tour ses incompréhensions et ses analyses plus ou moins justes de ce qui lui est rapporté. Nul n’est maitre de son discours et chacun entend ce qu’il peut. Ces chausse-trappes du langage, qui peuvent être des écueils ou au contraire des clés de compréhension, sont aussi la matière première pour que l’un et l’autre fassent un peu connaissance.
Ouvertures :
Sur cette plateforme sans platitude peut ainsi se tricoter non pas tant une relation d’aide qu’une relation d’alliance, une co-construction de possibles, à condition toutefois que chacun se laisse enseigner par l’autre – par le biais d’un échange forcément instable et possiblement porteur de malentendus prometteurs et de perspectives inédites pour chacun.
Claudine Hourcadet – octobre 2020