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Deligny, F. (2007/2017). Œuvres. Edition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo. Editions L’Arachnéen.

Les numéros des pages citées renvoient à cette édition. Les textes élaborés ci-après empruntent largement à l’éditrice et à ses sources. Ils proposent une lecture des Œuvres de Deligny, étant entendu que seule leur lecture exhaustive peut rendre compte avec exactitude du cheminement de sa pensée.

Le quotidien dans les Cévennes est en quelque sorte excédé par la recherche qui l’anime, et le cadastrage institutionnel éclate de toutes parts, écrit Isaac Joseph en 1978 (p.1211). Le problème fondamental d’une tentative est d’exister en dehors des institutions et des appareils de manière structurée. La position politique de la tentative consiste à ne pas passer d’un éclatement primordial à l’affirmation d’une identité (p.1213). A trop se définir ou à être défini par les autres, le groupe perd de sa capacité à chercher et inventer. Deligny remarque :

« (De méthode) … je n’en ai jamais eu. Il s’agit bien, à un moment donné, dans des lieux très réels, dans une conjoncture on ne peut plus concrète, d’une position à tenir. Il ne m’est jamais arrivé de pouvoir la tenir plus de deux ou trois ans. A chaque fois elle était cernée, investie et je m’en tirais comme je pouvais, sans armes et sans bagages et toujours sans méthode. » (Au sujet de La Grande Cordée, 1967)

A propos de méthode, dans la formation des éducateurs, Deligny se dit plus intéressé par l’agitation que par la propagande. Il oppose la dimension concrète de la pédagogie à l’application de principes qu’il déclare idéologiques. Dans les années 1970 encore, il fait référence à Makarenko, à la pédagogie institutionnelle et à l’organisation d’une colonie de mineurs délinquants (la colonie Gorki). Deligny se désolidarise de l’image de colonie et de la discipline qu’elle implique, mais il lui emprunte la confiance dans les jeunes accueillis, considérés comme ses semblables. Il met en avant l’aspect collectif du projet, la prise de distance de l’éducateur, l’écriture de romans tout en critiquant la militarisation des enfants.

En 1955, le cinéma devient pour Deligny un outil de pédagogie active comme l’imprimerie et la radio (« La caméra outil pédagogique ») alors que le Centre national du cinéma et les ciné-clubs ont été créés en 1945. Le dispositif du film à créer avec les jeunes délinquants accueillis compte plus que le film lui-même ; il est l’occasion de fédérer les jeunes dispersés dans les séjours d’essai.  Une série de tentatives avortées aboutit néanmoins au tournage du Moindre geste, en 1962.

La même année, Deligny crée le « Motima », jeu d’apprentissage de la lecture et de l’écriture, qui propose soixante cartes utilisables pour huit jeux différents. Ce jeu de lettres et images associées, sorte d’alphabet, est si abstrait qu’il n’aboutit pas aux apprentissages escomptés. Le jeu ne peut être commercialisé ; Deligny fabrique également des charriots d’émigrants en bois, des cabanes de berger qu’il espère vendre, pour pallier le manque d’argent qui le fait souffrir, dans ses projets comme dans son corps.

En 1950, Louis Le Guillant présente l’article de Deligny « La Grande Cordée » : « Deligny ne s’est pas borné à la dénonciation virulente de certains aspects de « l’assistance » aux délinquants et autres « inadaptés », dénonciation qui n’était certes pas inutile. Il a été aussi le promoteur de formules d’action entièrement nouvelles, telles que les « Equipes de prévention sociale » et, aujourd’hui, « La Grande Cordée. » Deligny est passé du travail dans les institutions à la recherche solitaire, de la lutte collective avec les délinquants au face-à-face avec un psychotique, du refus de la langue de bois à l’inscription de l’image du corps dans le tracé dit primordial.

Dans Le Croire et le Craindre (1978), Deligny écrira qu’«Une tentative n’est pas l’en-mieux de l’institution ou de la famille. » (p.1117) ; le retour dans la famille doit rester possible après un séjour dans les Cévennes, avec un scénario revu par l’ensemble des acteurs. Trouver de la place et trouver une place, c’est toute la différence entre une tentative et une institution, dira-t-il. Dans le groupe, il n’y a pas de tête à tête avec les enfants mais un « interlocuteur interlocutable » (p.1185). En outre, les membres du réseau s’acharnent à dire qu’il ne faut pas répéter ce que dit Deligny.

Le non-verbal

Au moment de la projection du film Le Moindre geste à Cannes, en 1971, Deligny vit à Graniers depuis trois ans. Les séances de tracé avec Yves lui ont donné l’idée d’une tentative autour du « non verbal » avec Janmari. Son défaut de langage et la vie du réseau deviennent l’objet de sa recherche. « Comment être humain envers des enfants gravement psychotiques ? » reste sa question fondamentale, l’humain étant entendu comme l’a-conscient qui préexiste à l’acquisition du langage des mots.

« Mon projet, en guidant la prise d’images, était de donner à ceux qui le verraient leur part de cet être-là que je voyais et entendais vivre avec nous depuis six ou sept ans, tel qu’en ses attitudes, gestes et propos, il était, familier et superbe, parole vacante et tout à coup loquace et vitupérant et, dans le flot parlé, je reconnaissais, à s’y méprendre, cette parole qui nous fait ce que nous sommes et qui règne, universelle, historique, démonstrative, cocasse, meurtrière. » (F. Deligny, « Quand même il est des nôtres », Jeune cinéma, n°55, mai 1971).

Le séjour de Deligny à La Borde coïncide avec l’une des périodes les plus sombres de sa vie (1965-1968). Accueilli, estimé pour son parcours d’éducateur libertaire et son talent d’écrivain, il reste désespérément « en porte-à-faux » selon ses propres mots ; la prééminence de la parole en toute situation l’angoisse, la psychanalyse l’insupporte. Il refuse l’idée d’inconscient. Plus éducateur que jamais, il fabrique des jouets en bois pour les enfants de l’hôpital de Blois, écrit des contes et saynètes qu’il met en scène avec les patients. Il partage la même phobie du groupe que Gilles Deleuze. En revanche, il participe aux activités militantes de Félix Guattari et partage avec lui des affinités politiques.

Deligny accueille Janmari en 1966 comme la justification de sa défiance à l’égard du langage et comme l’image en miroir de ses propres tendances phobiques et autistiques. La déficience radicale de Janmari lui permet de penser l’humain seul, hors langage, hors apprentissage, délié de tout. L’intérêt des années 1960 pour la figure de l’enfant sauvage (Les enfants sauvages de Lucien Malson date de 1964) correspond au phénomène historique de l’individualisation de l’enfance, associé à la critique marxiste du déterminisme biologique et de l’aliénation sociale. Deligny reconnait dans Nous et l’innocent qu’il a « trafiqué » l’orthographe courante du prénom de Jean-Marie, au motif que son identité ne doit rien au registre de l’état civil. C’est aller un peu vite en besogne…

François Tosquelles (1912-1994) d’origine catalane, psychiatre de l’armée républicaine, est appelé en 1940 à l’hôpital de Saint-Alban en Lozère où il reste jusque dans les années 1960. Avec les patients, médecins et intellectuels réfugiés là pendant la guerre se déroule la révolution psychiatrique appelée psychothérapie institutionnelle, dont la Borde héritera directement dans son approche politique, érudite et surréaliste de la folie.

Selon Tosquelles, le débile mental n’a pas besoin d’une prothèse sociale ni d’une greffe d’intelligence – pour reprendre ses mots dans la revue Esprit en 1965 – mais d’une « reprise existentielle ». Mais Deligny ne se reconnait pas tout à fait dans la psychothérapie institutionnelle ; il reconnait ses tendances littéraires et libertaires, comme l’idée d’institution au sens d’une structure à l’intérieur de laquelle mener une recherche existentielle commune. Il en a fini cependant avec les institutions sociales ; son appareil « à repriser » est l’invention d’un milieu, avec son espace et ses repères.

Au cours de l’été 1968, la propriété de Félix Guattari à Gourgas était devenue un lieu de ralliement pour les militants de mai et pour les festivaliers d’Avignon. Deligny étouffait dans l’atmosphère « post68tarde », les fêtes. Il s’installe dans le hameau de Graniers avec Any et Gisèle Durand, Vincent et Janmari. Sans argent, il vit de travaux agricoles et de l’écriture de textes sur ses recherches qui prennent deux formes : l’écriture et le projet d’un réseau d’enfants autistes. Les premiers enfants sont envoyés par Françoise Dolto, Maud Mannoni et Emile Monnerot, psychiatre à Marseille. Mannoni vient de créer l’école de Bonneuil. Les institutions fermaient le temps des vacances scolaires, on envoyait alors les enfants dans les Cévennes chez Deligny.

Brigitte Riéra – mai 2022

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