La première puissance mondiale a un nouveau président. Ce, à la faveur d’un système électoral à deux niveaux : les citoyens-électeurs élisent un des candidats en lice, choix confirmé ou modifié par les « grands électeurs » dont le pesant en voix varie selon les Etats qu’ils représentent au Congrès américain. En 2016, le candidat élu directement par les citoyens a eu 2 millions de voix de moins que sa rivale, mais les grands électeurs ont transformé cet écart en victoire politique. Qu’est-ce que celle-ci célèbre précisément ?
Victoire du populisme de droite : xénophobie, antiféminisme, nationalisme, chasse aux sensibilités de gauche, assimilées ou assimilables, anti-establishment… Retour aux vieilles et solides vertus dont on se plait à croire qu’elles ont fondé la Grande Nation. Renouer avec le rêve américain de prospérité sans failles et de bonheur sans limites pour peu que chacun s’y consacre jour et nuit, sans ménager sa peine. Aide-toi, le Ciel t’aidera ! Las, depuis longtemps le réel économique et politique secoue sérieusement ce rêve pour de larges couches de la population, autochtone et blanche comprise. Voire l’invalide purement et simplement. Le réel confirme le poète espagnol Calderón de la Barca (1600-1681) disant que « les songes, des songes sont ». Mais ils peuvent faciliter une élection…
Premier enseignement. Cette élection met en scène l’improbable deuil d’un songe confronté aux effets subjectifs et objectifs de la mondialisation néolibérale chez les classes populaires et moyennes. On élit un président dont l’époustouflante promesse électorale est qu’à l’avenir il n’y aura de réel que dompté, soumis et corvéable à merci. Promesse pas forcément intenable, au demeurant. D’une part, parce que les promesses n’engagent que ceux qui y croient. D’autre part, parce que la politique comprend des projets, dispositifs, dispositions, et aussi des illusions, fantasmes, fantômes, représentations, idéaux – des idéologies. La politique ça fait rêver. On en fait pour ne pas (se) rêver seul, dans son petit coin. Ce n’est pas pour autant que le réel disparait. C’est là le têtu par excellence, par définition. Est réel ce qui fait immanquablement retour, ce qui persiste et insiste et signe. Soit le leitmotiv de l’anti-establishment : les membres du nouveau gouvernement, dont le président lui-même, viennent assez peu de la politique en tant que métier régulier et beaucoup des affaires économiques et financières nationales et internationales, des spéculations plus ou moins hasardeuses et (il)légales, des gains faramineux non entièrement imposables. Leur lieu propre est l’infrastructure économique. L’establishment surplombe celle-ci pour en assurer les conditions juridiques de reproduction, les paramètres idéologiques d’indépassable normalité, les modalités politiques de gestion et de perpétuation. Ils sont anti-establishment parce qu’ils préfèrent opérer sur les causes plus que sur les effets – ce qui leur garantit des places autrement solides au sein du dit establishment. Leur anti-establishment relève de la coquetterie et/ou de la démagogie : il s’agit, non pas de lutte de classes mais juste de lutte de places. « Gouvernement Sachs » titre un édito du Monde (18-19.12.2016) en référence à la banque d’affaires où le nouveau président recrute ses principaux conseillers et ministres.
Deuxième enseignement. Les nouveaux arrivants certifient que la politique est la poursuite de la guerre par d’autres moyens. Désormais les affaires d’Etat seront explicitement traitées comme des affaires commerciales, industrielles, financières. Les sublimations habituelles (droits de l’homme, dignité, respect des minorités, partage des bénéfices, aide aux démunis, prise en compte de l’environnement) ne sont plus guère indispensables. Les états d’âme non plus. Il s’agit de faire des affaires pour quelques-uns tout en ruinant – dégâts collatéraux – des millions d’autres. Phénomène nullement inédit, certes, mais massif et sans appel. Naturaliser la richesse, empailler la pauvreté, épandre la médiocrité des sentiments et des idéaux. Là où la politique prétend se donner des marges de manœuvre vis-à-vis de l’économie capitaliste, la tâche est maintenant d’épouser cette économie à la faveur d’un amour fébrile, débridé, fusionnel, sans distance et sans critique. L’heure semble arrivée où le grand capital rappelle aux petites gens de continuer de jouer dans leur petite cour – en s’accompagnant d’un extraordinaire songe censé les aider à survivre dans un réel de plus en plus implacable. Sauve qui peut ?
Saül Karsz – Janvier 2017