Voici deux ponctuations qui, sans expliquer exhaustivement la période
de fin d’année, Noël en particulier, en épinglent toutefois des caractéristiques constitutives. Elles esquissent quelque chose comme une éthique face à ce genre d’événement.
Commémoration religieuse, Noël célèbre un passage-clé du récit chrétien sur la famille, où celle-ci apparait comme dépositaire d’une mission divine : donner naissance, sans rapport charnel, à un enfant prédestiné à être le sauveur de tous les humains. Cette famille ne connait pas d’histoires de couple, Marie conserve sa virginité même après l’enfantement, la vie et la mort du Christ sont déliées de toute référence aux enjeux politico-religieux de l’époque. Sont donc célébrés, pas du tout la famille réelle, ni non plus l’enfant en chair et en os, mais leur sublimation hors le temps et l’espace – c’est ce qui les rend exemplaires, vénérables, éternellement dignes d’amour et de respect. Cette élévation au-dessus de l’histoire réelle permet que chaque 24 décembre renouvelle le miracle de la réjouissance programmée et de la réconciliation prescrite. Les familles se réunissent pour célébrer ce qu’elles ne sont pas, ce qu’elles ne peuvent pas être. Expérience émouvante, il suffit d’y croire pour que le miracle soit… Il n’est donc pas nécessaire d’être croyant-fidéiste pour communier avec cette histoire en creux.
Moralité : la séparation de l’Eglise et de l’Etat se trouve, depuis 1905 en France, toujours en cours de construction, aussi affirmée, attestée, assurée que constamment contrariée de toutes parts. Car la séparation juridique et institutionnelle n’exclut aucunement une formidable persistance idéologico-religieuse. En attestent les partis de droite, en passe d’inventer les « sources chrétiennes » de la France – présage de futures exclusions terriennes justifiées depuis le Ciel.
Frénésie consumériste : de la surabondance d’offres dans les supermarchés aux cadeaux qu’il convient de distribuer aux proches, se refuser par conviction ou par manque de moyens à la consommation continue, opiniâtre, furieuse, relève d’une étrangeté qu’il serait opportun de faire soigner. Consommation de produits et aussi de joies de composition, de sourires télévisés, d’ampoules de couleur, de guirlandes bariolées, de badinages divers et variés, de bruits, de beaucoup de bruits. Tout le monde il est beau, gentil, gracieux, avenant… Pourquoi pas, après tout il vaut mieux l’allégresse que la tristesse, l’entrain que la mélancolie ! Mais sur commande, à date et heure fixes ? Quitte à escamoter ce qui se passe et ce qui ne se passe pas le restant de l’année ? Quid des tragédies à répétition partout dans le monde, dont les 14,3 % de pauvres [données INSEE 2016] plus ou moins enjoués ou résignés à cette injonction consumériste, voire culpabilisés de ne pas y contribuer ? Qu’à cela ne tienne ! Des protections, des défenses, des cordons sanitaires sont bel et bien dressés, des portes et des fenêtres dûment condamnées pour juguler les courants d’air, porteurs de germes du monde réel. Du coup, la commémoration religieuse sanctifie la frénésie consumériste qui, à son tour, en confirme l’étendue – y compris sinon surtout chez les athées.
Que faire alors : participer ou ne pas participer ? Telle n’est pourtant pas la question. Car elle ne relève pas de préceptes moraux à appliquer coûte que coûte mais de positionnements éthiques à investir en fonction des conjonctures, des paniques et des hardiesses de chacun, des choix et des compromis. Savoir, a minima, que participer ou ne pas participer ne vont nullement de soi. Tous deux méritent débat. Autrement dit, les grands enjeux idéologiques et politiques se décident aussi dans la plus intime des célébrations, dans les propos et les attitudes les plus domestiques qui s’y expriment ou qui sont scrupuleusement tus. Tout dépend des modalités, de la portée, de la teneur de la participation ou de la non-participation, des commentaires et explications qu’on peut fournir, des échanges qu’on peut déclencher, des niaiseries dont on arrive à s’abstenir ou qu’on choisit de cultiver. Ce faisant, on risque quelques surprises : nombre de participants à ces festivités sont déjà plus ou moins au courant des enjeux en lice.
Bonnes fêtes alors !
Saül Karsz – décembre 2016
En référence au mythe dont je partage avec vous la dimension méta-champ du religieux il n’est peut-être pas inutile de se rappeler que Marie et Joseph sont à ce moment là des immigrés sans le sou qui se voient refuser l’hospitalité et se retrouvent dans une étable. Passer de la célébration de l’indigence au consumérisme forcené a été un exploit – à saluer – des marchands du temple !