Des événements graves sont survenus à Paris en janvier dernier, menés par des djihadistes, adeptes d’une mouvance ultra-intégriste de l’Islam. Les victimes étaient des journalistes de l’hebdomadaire satirique Charlie hebdo, des consommateurs d’un hypermarché cacher et des policiers. Tous les attaquants furent tués par les forces de l’ordre, des complices présumés sont mis en examen ou sont en fuite. Un peu partout dans le monde et en France, ces événements ont été vécus, classés, diagnostiqués, montés en épingle sous l’appellation « terrorisme » ; en réaction à ce signifiant-maître, des « marches contre la terreur » et « pour la défense de la liberté d’opinion et de la presse » ont eu lieu dans nombre de villes. En l’espace de deux ou trois journées, une forte convergence a réuni presque tous les partis politiques nationaux (extrême droite exclue), des dignitaires de maints pays (même si la liberté de la presse est loin d’être la vertu principale chez tous) ont défilé à Paris, sans se mêler toutefois aux manifestants lambda. Une vaste solidarité s’est exprimée sur internet. « Je suis Charlie » en était le mot de ralliement, tandis qu’un ressenti d’insécurité antisémite se développait chez des « juifs de France » et/ou des « Français juifs » – deux appellations distinctes qui, émises par des locuteurs eux-mêmes différents, ne portent pas exactement le même sens…
Une exaltation affective de masse s’est propagée, mélange d’affolement généralisé et de panique incommensurable, de stupeur et d’étourdissement – d’où la dénonciation de la terreur et du terrorisme qui la véhicule. Cependant, au-delà de cette semaine tragique et des émotions qu’elle convoque, le temps de la réflexion est venu, assure-t-on. C’est à cette clarification partielle que le présent texte entend contribuer.
On était d’abord dans l’émotion et maintenant dans la réflexion : rien de moins sûr ! Chez les humains, l’une ne fonctionne pas sans l’autre, ces deux dimensions se trouvent en interconnexion incessante, chacune au cœur de l’autre – même si elles ne sont pas simultanément présentes à la conscience. Il y a bien de l’affect dans les mots, les concepts, les théories qui perturbent ou qui réconfortent la tête et la libido des sujets. Les idéologies sont des discours toujours émouvants qui fortifient intimement leurs adhérents et hérissent tout aussi intimement leurs adversaires. L’affect loge au cœur des postures intellectuelles, dans leur rayonnement et leur interdiction. Et, réciproquement, il y a bien de la réflexion au sein des paniques et des affolements, puisque ceux-ci visent des événements spécifiques, des sujets particuliers ; ils ne se réveillent ni ne s’éteignent au petit bonheur la chance. On n’est pas ému, tous, par les mêmes causes, ni pour les mêmes causes non plus. Les émotions ne vont pas sans calculs ni stratégies, y compris à l’insu du sujet qui les ressent. C’est pourquoi tous les élèves n’ont pas souscrit à la minute de silence encouragée par l’Education Nationale – apparemment, leur émotion avait d’autres arguments, poursuivait d’autres objectifs… Des raisons semblables expliquent que le Front national n’a pas été invité à cette émotion tellement généralisée qu’on pouvait la supposer pré-idéologique – ce qu’elle ne pouvait pas être.
Le comportement des dits terroristes n’est ni irrationnel, dépouillé de toute réflexion, ni purement instinctif, soumis à d’obscures passions. Ces personnages sont soutenus par un prêche incessant dans lequel doute et blasphème sont des synonymes interchangeables. Des bonheurs célestes (éternels) les attendent en échange de quelques sacrifices terriens (conjoncturels). Ils rejettent les travers – oh combien réels – du système démocratique et les dégâts – tout aussi réels – induits par le régime du Capital (malgré leur expérience extrêmement réduite du premier et leur soumission progressive à l’emprise du second). Enfin, leur situation socio-économique concrète ainsi que celle de nombreux membres de leur communauté confèrent à ces fantassins de la haine armée une mission d’épuration universelle que rien ne semble pouvoir arrêter. Nullement inhumains, ils attestent bel et bien de ce que les humains peuvent faire aux humains et à eux-mêmes.
La terreur n’est pas propre à l’Islam. Il s’agit d’une des composantes intrinsèques à toute religion : terreur explicite comme l’Inquisition ou implicite comme les catéchismes, terreur des gestes effectivement mortifères ou de proscription implacable envers les dissidences réelles ou virtuelles. Une religion peut-elle ne pas terroriser avec la terreur, en faire son étendard, à la fois châtiment à infliger aux impies et récompense à octroyer aux fidèles ? Nul besoin de la mettre à exécution, il suffit le plus souvent de l’annoncer, de faire savoir qu’elle peut survenir sans crier gare. Cet effet intégriste se retrouve dans des organisations et des groupes de toute sorte qui, ostensiblement laïques, s’adonnent néanmoins aux joies garanties de la langue de bois, distribuent des signes de ralliement, récitent des poncifs et se félicitent sans cesse d’être les heureux élus de la Vérité sans nuances. L’intégrisme, en effet, n’est pas une déviation malheureuse – mais bien un registre sine qua non des croyances, a minima une propension tenace.
Sauf que ce n’est jamais La terreur qu’on peut rejeter ou approuver mais uniquement certaines de ses formes socio-historiques. Il s’agit d’un combat avant tout politique et idéologique au sein duquel la religion n’est pas une cible mais une rationalisation des enjeux en cours, tantôt alliée, tantôt antagoniste – selon le courant qui prévaut chaque fois. Ne pas s’attaquer à la représentation fantastique (dévote ou démoniaque) des enjeux économiques, politiques et idéologiques réels mais, autant que possible, à ces enjeux en tant que tels. Car les affaires célestes se traitent exclusivement, obligatoirement, impérieusement sur terre. Les dieux n’y sont pour rien, sauf en tant que sublimations. Point essentiel : ne pas se tromper d’adversaire, ni trop surestimer l’union sacrée, forcément partisane, qui lui est opposée…
Quant à la belle âme, figure dessinée par Hegel [Phénoménologie de l’esprit], reprise entre autres par Sartre [La nausée], elle est précieuse en matière de terrorisme, de Djihadisme, etc. Pour elle, tout est beau, tout est propre, chacun à sa place reçoit ce qui lui revient de droit, le monde prochain et lointain est régi par une indiscutable harmonie juste altérée par quelques sauvages à mater – désordres, agressions, crimes, laideurs, bref le Mal se trouve entièrement rangé en face, uniquement en face. La belle âme n’est donc pour rien dans ce qui arrive dans le monde. Elle est nantie d’une solide bonne conscience, petit nom de ceux qui manquent d’inconscient et sont indépendants de toute idéologie – de ceux qui tiennent à méconnaitre ce qui les fait parler et se taire, agir et se cacher.
La belle âme présiderait-elle à cette perception des terribles événements de janvier dernier qui consiste à les aborder en mettant l’émotion bien en vue et en refoulant la réflexion pour plus tard – celle-ci chargée ainsi de confirmer celle-là sans nullement l’accompagner critiquement. En fait, la belle âme tâche de savoir le moins possible sur ce qui s’est effectivement passé et surtout pourquoi…
Saül Karsz – février 2015
Pratiques Sociales recommande d’aller voir l’excellent site de Serge Aron, psychiatre, en cliquant sur le lien ci-dessous ou en le copiant dans votre explorateur de recherche Internet :
http://serge.aron.over-blog.com/2015/02/je-suis-charlie-manifestation-de-sacralisation-collective-de-la-liberte-de-profaner-se-marrer-du-djihadisme-passionnel-des-bourrages
Article publié le 19 février 2015 : De quoi « Je suis charlie » est-il le nom?… avec Martin Niemöller, Saül Karsz, René Girard, Abd Al Malik, Éric Reinhardt, Michel Houellebecq, et les films « Class Enemy » de Rok Biček, et « Entre les murs », de Laurent Cantet…