Octobre 2017. En quelques jours, l’affaire Weinstein a fait naître une révolte collective. Nombre de femmes ont parlé et ont été entendues. Aux Etats-Unis, #Metoo a provoqué des dénonciations en chaine ciblant des personnages publics du cinéma, de la politique, du sport mais aussi de la religion. Des musulmanes ont lancé #MosqueMeToo dénonçant des agressions sexuelles lors du pélerinage à la Mecque, des évangélistes ont créé #SilencesNotSpiritual, d’autres ont désigné des abuseurs dans la communauté juive, des nonnes se sont plaint de l’état de servitude où le Vatican les maintient… Situation plus clivée en France : #balancetonporc a connu son lot de dénonciations mais a également provoqué la réaction critique de personnalités du spectacle et de la culture défendant la « galanterie française » contre le « puritanisme américain »[1].
Pour l’historienne Laure Murat, observatrice des cultures américaine et française, « … le mythe de la séduction à la française sert à couvrir un impensé politique et à faire écran à des problèmes de subordination trop longtemps ininterrogés »[2]. Elle nous invite à réfléchir à l’intrication de trois registres : un système politique [patriarcat et domination masculine], des sujets [hommes majoritairement hétérosexuels], une culture [valeurs collectives, habitudes, comportements] qui encourage, le plus souvent sous couvert d’humour, le sexisme.
L’essayiste et juriste Marcela Yacub observe que #balancetonporc a produit un flot ininterrompu de récits de femmes témoignant des violences subies « … Pas seulement contre le harcèlement et autres agressions décrites dans les codes, mais aussi contre cette position d’objet, de marchandise sexuelle – précieuse ou sans valeur, neuve ou abimée – à laquelle aucune femme, peu importe sa condition, n’échappe »[3]. Cette prise de parole serait le symptôme d’une « inégalité sexuelle structurelle ». Etre une femme c’est subir un ensemble de contraintes sociales spécifiques : maternité, injonction à être une bonne mère, inégalité sociale générée par les charges maternelles (travail à temps partiel, positions subalternes au travail, salaires inférieurs…). Conséquence : toute relation entre femme et homme est assimilable à un rapport économico-sexuel. « Si les hommes cherchent de prime abord des partenaires sexuelles pour satisfaire leur désir, pour éprouver du plaisir, les femmes espèrent trouver celui qui pourra soutenir leur projet, leur devoir social de maternage »[4].
Prolongeant cette thèse, la philosophe Manon Garcia, explore le concept de soumission – tabou philosophique et point aveugle du féminisme selon elle : « La soumission des femmes à la domination masculine est complexe : elle se joue au niveau individuel, tout en étant influencée par la structure sociale, elle est souvent soumission à un homme particulier alors qu’elle est d’abord soumission à une série de normes sociales, elle peut être délicieuse tout en menant à de désespérantes impasses »[5].
Ces trois auteures tissent un lien ténu entre la raison des agressions et harcèlements et la condition féminine, destin vécu au sein d’une société patriarcale. Les femmes sont prises dans des processus sociaux qui leur imposent un ensemble de contraintes physiques et psychiques, publiques et intimes. Leur subordination est principalement explicable par le processus de domination masculine.
Analyse intéressante qui ne réduit pas la question des abus sexuels à des explications organiques ou biologiques ni à des comportements pervers mais tente de rendre compte des logiques extra-subjectives qui structurent les relations hommes/femmes. Logique socio-historique qui pourrait sans doute être modifiée au sein d’une société non patriarcale.
Cependant, un paradoxe se fait jour. La domination masculine et son corollaire, la soumission féminine semblent opposer hommes et femmes comme s’il s’agissait d’entités homogènes, non clivées par des places économiques et politiques. Comme si les uns étaient tous dominants à l’égard des unes, dominées en toute situation : sexuelle, familiale, professionnelle. Comme si, par ailleurs, le processus de la domination masculine se confondait aves les personnages hommes-femmes : chaque terme apparaissant être le synonyme interchangeable de l’autre.
Thèse impossible à défendre si l’on suit le philosophe Louis Althusser : « Il n’y a pas de sujets de l’histoire mais des sujets dans l’histoire »[6], rappelant ainsi que les hommes et les femmes vivent dans, mais surtout sous l’histoire sociale : ni maîtres, ni souverains, ils/elles sont attrapés dans des conditions d’existence qui les dépassent. C’est pourquoi il paraît infondé d’amalgamer processus et personnages, moteur et agents car c’est au sein des rapports de classes que des femmes et des hommes, porteurs de certaines configurations psychiques, entretiennent des relations de domination et/ou de soumission. Leurs initiatives et résistances bel et bien réelles sont toujours insérées dans des limites et contraintes objectives et subjectives.
L’hypothèse de la domination masculine et de la soumission féminine gagnerait à être interrogée dans cette perspective. Car, si les auteures ci-dessus font bien référence au poids des normes sociales structurant les relations hommes/femmes, ce n’est jamais en termes de rapports d’oppositions et d’alliances idéologiques entre classes sociales et au sein de chacune. Ni non plus en termes de causalités inconscientes pouvant rendre compte des comportements contradictoires de domination et/ou de soumission.
Cette thématique sera probablement réinvestie lors de la Rencontre Pratiques Sociales du vendredi 1.02.2019 à Paris sur le thème : « Le harcèlement comme question ».
Travail de réflexion à poursuivre donc…
Jean-Jacques Bonhomme – Octobre 2018
[1] Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle (Le Monde, 9/01/2018)
[2] Une révolution sexuelle ? Réflexion sur l’après-Weinstein (Paris, Stock, 2018)
[3] Scandale à la porcherie, analyse d’une révolte contre l’inégalité sexuelle (Paris, Michalon, 2018)
[4] Ibid
[5] On ne naît pas soumise, on le devient (Paris, Climats, 2018)
[6] Louis Althusser, Réponse à John Lewis (Paris, Maspéro, 1972).