Deligny, F. (2007/2017). Œuvres. Edition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo. Editions L’Arachnéen.
Les numéros des pages citées renvoient à cette édition. Les textes élaborés ci-après empruntent largement à l’éditrice et à ses sources. Ils proposent une lecture des Œuvres de Deligny, étant entendu que seule leur lecture exhaustive peut rendre compte avec exactitude du cheminement de sa pensée.
LA DEMARCHE – Un réseau d’enfants autistes
Un groupe de travailleurs sociaux de la région située entre Nîmes, Alès et Montpellier, crée en 1968 l’association l’Aire, assortie d’une publication modeste, avec des récits de cas, débats, pamphlets et dessins d’enfants : Les Cahiers de l’Aire. Ils publient 14 numéros en trois ans. Deligny parraine le projet, signe l’éditorial du premier numéro et plusieurs textes.
En septembre 1970, Deligny annonce la création d’une nouvelle association, Les Neumes, destinée à présenter la recherche et la création d’un jeu pour autiste, sorte de dés sans chiffres (neuma désigne la mélodie sans paroles, chacun des signes servant à noter le plain-chant, de pneuma, le souffle). Jacques Allaire, membre des deux associations, éducateur pilier du réseau, rencontre Deligny en 1967 et restera son ami.
Au printemps 1969, Jacques Lin installe un campement dans un ravin en contrebas de Granniers, la première aire de séjour. Il y passe l’été avec quatre enfants autistes. Cette première installation, vécue à quelques centaines de mètres de lui sans qu’il ne s’y rendît jamais, fut celle à partir de laquelle Deligny pensa le réseau, l’organisation spatiale des aires de séjour et les cartes.
En 1963, Emile Copfermann, secrétaire de rédaction de la revue Partisans publiée par François Maspéro, fut le premier éditeur de Deligny ; celui-ci lui confie ses premières conclusions de l’expérience de l’île d’en bas. Il inventorie également les projets de livres en cours, Enfants à part en séjour ailleurs, Les Routes qui annonce le conte de La Voix du fleuve, Signe d’O, dans lequel Deligny formule son approche théorique, pratique et antipsychanalytique du signe dans la vacance du langage, les objets devenant signes.
L’orientation plus ethnographique et philosophique que psychiatrique du projet de Deligny s’inscrit dans la critique de la hiérarchie médicale et l’appel à la prise de parole des patients schizophrènes et des infirmiers dont témoignent le numéro « Folie pour folie » de la revue Partisans en 1972, ainsi que le livre de Roger Gentis, Les Murs de l’asile. En guise de réponse, Deligny publie dans la revue le texte « Lignes d’erre. Chronique d’une tentative » en mai-juin 1972.
L’année suivante ; le mensuel écologique La Gueule ouverte rend compte d’une visite à Deligny par deux rédacteurs. L’Anti-Œdipe de Deleuze et Guattari et le Psychanalysme de Robert castel paraissent en 1973. Isaac Joseph, militant du Groupe d’information sur les prisons (GIP) créé par Michel Foucault en 1971, voit dans la pensée de Deligny l’ouverture à une pratique concrète de l’espace et une approche libertaire du communisme. Il est le premier à mesurer la place de l’écriture dans la recherche de Deligny et le seul qui réussît à ouvrir une brèche dans son monologue. Isaac Joseph reconnaissait l’influence de Deligny sur sa manière d’aborder la sociologie urbaine (son domaine de recherche à partir des années 1980) et, en particulier, « la pensée de l’infinitif, celle de la conjonction et de la sociabilité qui passait par la parole publique plutôt que par le dialogue intersubjectif, en privilégiant l’action sur l’acteur » (Entretien du 16 novembre 1998).
La période 1974-1978 correspond aux années les plus actives du réseau. Sept lieux, fermes ou campements, sont tenus par une dizaine d’adultes permanents assistés par des stagiaires (jusqu’à quarante en été), les enfants, hormis les trois à demeure (Janmari, Christophe B. et Gilles T.), sont entre vingt et trente à chaque saison. La période correspond également aux années les plus expérimentales. Deligny invente la pratique des cartes et un début de recherche sur l’image pendant ces années 1970 fascinées par le retour à la terre, la folie, l’art brut et la vogue des communautés. Deligny abandonne toute forme de militantisme ; y compris les plus proches, au Larzac.
Pour défendre l’importance des repères dans la vie du réseau, Deligny se plaint des intermittences de séjour des enfants autistes reçus uniquement pendant les vacances scolaires. Dans une lettre à Françoise Dolto, il fait part de ses difficultés avec la Ddass (Direction départementale de l’action sanitaire et sociale). La Ddass reçoit dix à vingt demandes par mois et les détourne sous le prétexte que les conditions d’hébergement du réseau n’y sont pas « normales ».
Deligny en profite pour rappeler ses exigences : les enfants doivent avoir entre trois et dix ans, être « hors parole », les frais sont de quarante francs par jour, les séjours peuvent durer de trois à quatre mois, répartis en trois ou quatre fois dans l’année. Il veut disséminer les aires de séjour pour échapper au contrôle. Après un incendie accidentel au Serret, l’un des lieux de séjour, le 1er avril 1973, dans lequel périssent deux enfants dont un patient de Maud Mannoni, Deligny entre en conflit ouvert avec elle ; mais aucune poursuite judiciaire n’est engagée, les familles, les psychiatres, la Ddass et la municipalité prenant la défense de Deligny. Mannoni est la seule à maintenir ses positions. Malheureusement, elle a détruit l’ensemble de sa correspondance à propos de ses patients enfants ; celle avec Deligny, mais également celle avec D.W. Winnicott, Jacques Lacan et d’autres psychiatres-psychanalystes. Les archives Françoise Dolto conservent une de ses lettres, virulente, à propos de Deligny.
La correspondance entre René Schérer, philosophe qui enseignait à Vincennes dans l’unité de valeur « Enfance-Errance », Isaac Joseph puis Deligny (pp. 918-927) éclaire la question relative aux affects et au sexuel dans le réseau, avec les enfants autistes. Schérer se dit irrité de la distance qui y semble admise envers « l’affect, le sexuel dans son expression littérale –soit de l’enfant, soit les investissements des adultes. » Il parlera ensuite de ravissement, de rapt possible. Selon I. Joseph, il s’agit « moins de mettre le gosse à distance – il s’y tient – que de débrancher l’adulte. En aucun cas le gosse ne doit devenir son affaire ». Il défend la neutralisation du champ affectif et rappelle la fonction de la déconstruction, du vagabondage et de la transhumance afin de ne pas inscrire le réseau dans un code familial de remplacement.
Deligny quant à lui traite l’affect, la personne, la sexualité et la liberté d’« idoles idéologiques ».
Brigitte Riéra – juin 2022