Deligny, F. (2007/2017). Œuvres. Edition établie et présentée par Sandra Alvarez de Toledo. Editions L’Arachnéen.
Les numéros des pages citées renvoient à cette édition. Les textes élaborés ci-après empruntent largement à l’éditrice et à ses sources. Ils proposent une lecture des Œuvres de Deligny, étant entendu que seule leur lecture exhaustive peut rendre compte avec exactitude du cheminement de sa pensée.
LA DEMARCHE – Lignes d’erre et cartes
« A l’encre de Chine, la ligne d’erre inscrit, en « trajets », ce qu’il en advient d’un enfant non parlant aux prises avec ces choses et ces manières d’être qui sont les nôtres » (Cahiers de l’Immuable/1)
La transcription des lignes d’erre ne concerne qu’indirectement les autistes ; elle s’adresse aux adultes, à leur capacité d’y voir un caractère commun sans sujets ni langage, dépris d’eux-mêmes. Deligny inscrit son écriture dans les cercles répétés de l’autiste. Le cercle est la métaphore autistique et la « vingt-septième lettre de l’alphabet », une « non-lettre », dit-il. Le travail cartographique a commencé en 1969 dans des circonstances devenues légendaires : Jacques Lin, 21 ans, campe dans l’île d’en bas avec trois ou quatre enfants autistes ; un jour, pris d’angoisse et d’impuissance devant la violence de leurs comportements, il consulte Deligny ; celui-ci lui suggère, au lieu de l’inciter à parler, de transcrire les déplacements des autistes, un principe inspiré des séances de dessin avec Yves G. en 1958.
Il s’agit de transcrire les trajets des enfants autistes, soit sur l’instant, en suivant des yeux leurs déplacements, soit de mémoire avec la marge d’interprétation induite par la reconstitution. Les cartes sont ensuite collectées par Gisèle Durant et apportées à Deligny qui ne quitte pas son atelier. L’image globale des premières cartes s’apparente à une résille, plus serrée là où les trajets se concentrent. Un vocabulaire naît de l’observation : lignes d’erre, chevêtres, nous autres là, Y, corps commun, orné, fleurs noires.
Sylvie Besson, éducatrice, remarque « que les endroits où [l’enfant] se tient fréquemment, où il se balance, tourne en rond, sont généralement les lieux de croisement du passage des adultes, qu’il délimite souvent lui-même son territoire par une ligne invisible à l’œil, inexistante qu’il ne franchit pourtant jamais seul. » (p.996)
En 1976, l’année de la parution des Cahiers de l’Immuable, Deleuze et Guattari publient Rhizome. Leur critique de la psychanalyse s’appuie sur l’invention de Deligny. Mais dès cette année-là, Deligny pressent la fin des cartes. La pratique du tracer a inventé selon lui une machine à voir ; il y a vu des corps que « rien(ne) regarde ». Elles ne forment pas d’image au sens d’une image pré-formée dans le langage et l’inconscient. Deligny se méfie de la nomination, des catégories, de ce qui apparait dans le regard porté sur les cartes. « Les cartes ne sont pas des instruments d’observation. Ce sont des instruments d’évacuation : évacuation du langage, mais aussi évacuation de l’angoisse thérapeutique. » (Cahiers de l’Immuable/1), p.847.
Cette même année, la revue Autrement publie un numéro consacré aux « Innovations sociales ». La tentative des Cévennes y est citée en exemple des « institutions éclatées », à côté de l’école de Bonneuil et d’une série de petites structures alternatives. Mais Deligny se défend d’innovation, dans le troisième numéro des Cahiers de l’Immuable : « Les novateurs, dit-il, sont des dévoyés, des déserteurs de la fonction sociale ». Il défend l’idée de dérive, qui désigne le déplacement par lequel des ouvriers, paysans, étudiants, ont quitté une voie toute tracée pour se mettre en situation de recherche, et il nomme Janmari « inspecteur général des dérives ». Deligny craint surtout que le réseau soit « investi, cerné, envahi » (p.856)
Le « corps commun » se définit comme un « réseau de repères et de traces qui s’étend entre l’un et l’autre, qui n’est ni l’un ni l’autre » (p.852). L’horizontale désigne le fil des choses, la verticale le « nous » en tant que personne. Le coutumier, le tapoter, l’effet de radeau, entrent dans le vocabulaire.
Les cartes permettent aux adultes de s’apercevoir que la ligne d’erre leur échappe, bien qu’elles soient « aimantées par quelque chose », dit Deligny (p.949). Les enfants ont en commun entre eux : feuilleter un livre, faire battre les pages, l’attirance pour l’eau, l’arrêt et le balancement devant une fourche de chemins. L’émoi est donc bien provoqué par quelque chose d’extérieur dans un lieu et à un moment donné, selon Deligny, d’où la nécessité de rendre plus fréquente la liaison entre les lieux. Il s’agit avec le tracer de faire apparaître tout autre chose que le senti.
Brigitte Riéra – septembre 2022